La juxtaposition du rire et de la tragédie dans les fusillades de Charlie Hebdo a suscité une recherche profonde pour découvrir comment les hommes armés sont venus à être si irrités par les dessins des caricaturistes qu'ils ont décidé d’arrêter ceux-ci avec des armes.
Alger pendant la guerre civile algérienne |
Cependant de nombreux analystes ont oublié le fait que l’attentat du 7 janvier passé n’était pas la première fois que des extrémistes ont assassiné des humoristes en raison de leur art.
Au cours des dernières décennies en Algérie et ailleurs, des organisations radicales motivées par des objectifs politiques et une lecture des textes religieux assez zélée, ont exprimé avec des conséquences mortelles leur colère envers des comiques dont le travail a été jugé blasphématoire ou opposé à leurs objectifs.
Pendant la décennie noire en Algérie des années 1990, un conflit qui a couté la vie à environ 200,000 personnes selon les estimations des experts, les militants des groupes armés divers se réclamant d’une forme plus « vraie » de l'Islam ont tué trois humoristes : Saïd Mekbel, un chroniqueur satirique, Brahim Guerroui, un dessinateur, et Mohamed Dorbane, un chroniqueur et caricaturiste, sans oublier les menaces envers plusieurs autres.
Saïd Mekbel |
Probablement le plus connu et suivi de ces trois hommes regrettés était le chroniqueur Saïd Mekbel. Son esprit de comédie n’épargnait personne comme il s’en servait quotidiennement au début des années 90 dans les journaux bien aimés comme Alger Républicain et Le Matin. La «goule» et le « clou de J'ha, » les noms sous lesquels Mekbel signait ses billets, utilisait sa plume pour souligner et exploiter d’une façon comique l'absurdité des problèmes du pays, particulièrement ceux de nature politique.
Des islamistes ont été les dindons de farce de plusieurs de ses blagues. Mekbel se moquait également des organisations terroristes qui se réclamaient représentants du Front islamique du salut, le plus grand parti islamiste que l'armée avait empêché de prendre le pouvoir en janvier 1992 et qui a été interdit quelques mois après.
Par exemple, il a mis en avant ce qu'il considérait comme les motivations rapaces et égoïstes du leader du Front islamique du salut, Abassi Madani. « Le clou J'ha » a plaisanté à ce moment-là dans un billet qu'Abassi était venu pour sauver l'Algérie comme Zorro avait sauvé le Mexique. Cependant, à l’encontre du héros encapuchonné, Abassi s’est placé sans masque au centre des foules lors d'événements publics afin d’attirer plus d'attention et de pouvoir.
Mekbel a même utilisé son sens de l’humour mordant pour ridiculiser la violence envers lui-même ainsi qu’envers ses collègues en caricaturant les journalistes comme étant des escaladeurs qui avaient besoin de grimper les murs de leurs maisons afin d’échapper aux menaces tendus par les groupes armés. Le jour après la composition de ce billet, en décembre 1994, Mekbel est sorti pour déjeuner avec une amie dans un restaurant du coin. Comme beaucoup d'autres journalistes encore en Algérie à l'époque, il avait l'habitude de s’asseoir en face de l'entrée au cas où un agresseur entre, un réflexe que certains travailleurs des médias conservent jusqu’à ce jour. Cet après-midi fatidique, le tireur est entré par la cuisine.
Ironie du sort, le billet qu'il avait écrit à propos du vécu des journalistes sous la menace terroriste est apparu ce jour-là seulement quelques heures avant sa mort. Il a été republié dans de nombreux journaux algériens au cours de la semaine qui a suivi tandis que ses collègues encore dévastés par cette perte se préparaient pour les funérailles.
Bande dessinée par Ali Delim pour marquer la vingtième anniversaire de la mort de Saïd Mekbel |
Guerroui a été enlevé et assassiné en Septembre 1995, alors que Dorbane est mort lorsqu’une bombe placée près des bureaux de son journal (situé à la Maison de la presse à Alger) a éclaté le 11 février 1996.
Même pour les humoristes algériens qui ont survécu à la série meurtrière qui a pris la vie à des centaines d’intelligentsia algérienne, comme décrivait Mustapha Benfodil «une intellectocide, » beaucoup souffraient de la peur des agressions contre eux et contre leurs familles incitant plusieurs à s’exiler à l'étranger.
Ali Dilem |
Non seulement les armées rebelles ciblaient des humoristes, plusieurs listes de la mort avaient été créées au milieu des années 1990 qui montraient la priorité donnée à exterminer les producteurs du rire. Mekbel et son collègue Ali Dilem (caricaturiste) apparaissaient fréquemment sur ces «hit-parades,» le nom ironique que les personnes ciblées ont donné à ces listes. À certains moments, les groupes rebelles ont même nommé Mekbel et Dilem comme les numéros un et deux à tuer.
Pour quel crime ces groupes armés voulaient-ils tuer les humoristes?
Selon les tracts de propagande que les rebelles armés ont imprimés, les journalistes y compris Dilem et Mekbel méritaient de mourir pour la production de caricatures et chroniques qui, à leur avis, défiaient Dieu et semaient la discorde parmi les musulmans. En plus, ils croyaient que le travail de ces artistes défendait un régime militaire illégitime et impie. Selon quelques rapports les dirigeants d'une organisation majeure qui était derrière la mort de plusieurs intellectuels auraient déclaré que, "Ceux qui nous combattent avec la plume périront par l'épée.»
Or, si les rebelles avaient été si préoccupés par une collaboration entre les journalistes et l'Etat algérien, ils auraient plutôt ciblé ceux qui faisaient les enquêtes et couvraient les événements principaux du conflit. Après tout, ceux-ci étaient mieux placés que les chroniqueurs ou les caricaturistes de manipuler les informations concernant la sécurité de l'Etat (mes propos ne sous-entendent pas que les journalistes ont fait de la propagande pour le gouvernement ni de mériter la mort s’ils l’avaient fait).
Donc, l’arrangement des deux artistes comiques en haut des listes de la mort indique clairement que les insurgés ciblaient les artistes dont le travail résonnait avec la population et qui, à leur avis, contestait symboliquement leur cause plus que les journalistes.
Les lecteurs algériens dévoraient fidèlement les billets de Mekbel et les caricatures de Dilem, avec leur façon ludique de ridiculiser des partisans islamistes, des insurgés armés, et d'autres personnalités politiques.
Ces cas d'artistes et écrivains menacés et assassinés en Algérie que peuvent-ils révéler pour le monde suite aux évènements tragiques du 7 janvier 2015?
Il n'y a aucune raison de croire qu'un autre pays vivra très bientôt le terrorisme systématique contre les intellectuels comme l'Algérie dans les années 1990. Pourtant, l'attentat contre Charlie Hebdo ainsi que l'assassinat en juillet 2012 de l’humoriste somalien Abdi Jeylani Malaq Marshale par des combattants d'al-Shabab, indiquent que les extrémistes peuvent continuer à trouver les satiristes comme un danger à exterminer.
Des soldats d'Al-Shabab ont abattu la personnalité de la radio somalienne célèbre alors qu'il quittait son travail. Marshale avait auparavant ridiculisé le groupe dans ses sketchs et il avait reçu des menaces de mort à plusieurs reprises avant son assassinat.
Dans l'avenir, les humoristes et surtout les caricaturistes pourraient être plus susceptibles que d’autres travailleurs des médias en dehors des zones de combat pour se retrouver dans le collimateur des terroristes.
Comme les cas de Mekbel, Guerroui et Dorbane démontrent que l’assassinat d’humoristes pour leur art n’est pas un nouveau phénomène né dans les années 2000. Il remonte à une époque plus précoce que le moment où les caricaturistes européens ont commencé à dessiner le Prophète Muhammad.
En effet, les attentats contre les humoristes ont une longue histoire et n’ont pas été tout simplement conditionnées par les différences culturelles. Dans le cas de l'Algérie des années 90, les humoristes locaux- et non pas des Occidentaux- ont été tués pour leurs dessins et leurs blagues.