The March Presidential elections in Russia look to be little more than a formality; a coronation for Vladimir Putin's appointed successor Dmitry Medvedev. However, as Marlene Laruelle points out, this seeming simplicity masks a much more vibrant political process at work in this increasingly richer and internationally stronger former superpower. Laruelle, a highly prolific author and respected French specialist on Russia, shows how current Russian politics cannot be understood outside of the traumas of the 1990s when Boris Yeltsin was President, and have been characterized of late by shift to centrism and Russian patriotism. Once all the votes are counted, Laruelle will provide a post-mortem on the elections in a future issue of Origins.
UPDATE: This article was updated on June 30 2008 (click here to read the update)
Le 2 décembre 2007, les citoyens russes ont voté, sans surprise, à plus de 60 % pour le parti présidentiel Russie Unie, soutenu par Vladimir Poutine. Le Parti communiste arrive en second avec seulement 11 % des voix, suivi de deux partis ralliés au Kremlin, le Parti libéral-démocratique de Russie de Vladimir Jirinovski et Russie Juste de Sergueï Mironov, président du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement), qui dépassent à peine le seuil des 7 %. Les élections présidentielles de mars 2008 sont elles aussi censées se dérouler sans surprise : Vladimir Poutine a annoncé être prêt à devenir Premier ministre et a désigné son successeur, Dmitri Medvedev, vice-Premier ministre affecté à la mise en œuvre des projets nationaux prioritaires (logement, santé, etc.) et président du conseil d'administration du géant gazier Gazprom.
Il convient toutefois de revenir plus en détail sur ces élections et d'analyser dans quel contexte, historique et social, elles s'inscrivent, afin de mieux comprendre leur portée. Il me semble en effet que l'explication de la situation politique russe par l'idée de traits intemporels favorables à un régime autoritaire ou par des discussions sur la compatibilité ou l'incompatibilité de la démocratie et des traditions russes n'expliquent pas les événements auxquels on assiste. Il me paraît plus pertinent d'analyser le parcours du pays depuis la chute de l'Union soviétique et de se souvenir qu'on ne revient jamais en arrière. Le régime politique russe actuel ne peut être compris comme un « retour à l'urss », il révèle plutôt une modernisation et une occidentalisation qui se poursuivent, paradoxalement pour le moment, par l'autoritarisme et le nationalisme. Il faut également rappeler à quel point la Russie, même affaiblie, reste l'une des grandes puissances de la planète. Elle joue un rôle géopolitique de plus actif en Asie et au Moyen-Orient, dispose d'importantes ses réserves en pétrole, gaz et minerais précieux qui la placent dans les premiers fournisseurs de matières premières du monde, a donné naissance à un jeune capitalisme de plus en plus expansionniste et capable d'investir à l'étranger, qu'il s'agisse de l'espace anciennement soviétique, de l'Union européenne ou des pays émergents.
Les raisons du succès de Vladimir Poutine
Après huit ans à la tête de l'Etat russe, Vladimir Poutine reste très populaire en Russie : entre 60 et 80 % de personnes interrogées se déclarent satisfaites de son action. Cette popularité peut s'expliquer par la mainmise du Kremlin sur les médias (télévision et presse), qui ont presque tous été rachetés par des groupes de presse directement liés aux plus grandes entreprises nationales ou à des oligarques1 proches du président. L'ensemble du champ politique est également aux mains du Kremlin : les partis d'opposition n'ont presque aucun accès aux médias, les oligarques récalcitrants comme Mikhaïl Khodorkovski2 ont perdu leurs entreprises, voire ont été emprisonnés. Le Parlement et le gouvernement disposent eux aussi de peu de pouvoir : le premier est devenu une « chambre d'enregistrement » des décisions prises par le président tandis que le second est « dédoublé » par une Administration présidentielle constituée de proches du président, et qui constitue le véritable lieu de prise de décision.
Toutefois, cette popularité de Vladimir Poutine ne peut se limiter à un simple constat des conditions peu démocratiques de la vie politique russe contemporaine. Elle s'explique avant tout par le succès du président à personnaliser les changements attendus par une grande partie de la population, à savoir la stabilisation politique et économique. Vladimir Poutine incarne en effet le « redressement » de la Russie : il a réussi à mettre fin au délitement intérieur du pays, à l'incapacité totale de l'Etat à faire respecter la loi, à l'image dégradée du pays sur la scène internationale. Même s'il n'est pas responsable en soi de l'amélioration de la situation économique du pays, qui en grande partie fondée sur la hausse des prix du pétrole et gaz, il a su profiter de cette situation sur le plan politique. Au début de l'année 2007, le produit intérieur brut (pib) de la Russie a rattrapé son niveau de 1990, le pays a connu six années de croissance – en moyenne 6 % par an. A la manne pétrolière s'ajoutent des succès dans d'autres domaines (métallurgie, aluminium, armement, agroalimentaire), une forte hausse de la consommation des ménages, le remboursement de la dette extérieure publique, un doublement des dépenses d'enseignement et un triplement de celles de santé en cinq ans.
Les enquêtes sociologiques montrent que le soutien au président est un miroir fidèle de la société russe : ses partisans comptent tout autant de femmes que d'hommes, de jeunes que de personnes plus âgées, ils viennent de tous les milieux sociaux, ont des revenus et des niveaux d'éducation les plus divers, ont une vision tout autant positive que négative du régime soviétique. Par son passé au sein des services secrets, Poutine peut en effet être perçu comme un homme resté fidèle aux modes de gestion du régime soviétique, comme le prouve le rôle croissant joué par les siloviki, les hommes des services spéciaux (services secrets, armée, milice, etc.) dans l'administration (ils occuperaient au moins un tiers des postes à responsabilité et sont présents à tous les postes de décision économique). Mais Poutine peut également être appréhendé comme un moderniste, désigné par le président russe Boris Eltsine (1991-1999) comme son dauphin, ayant travaillé dans l'administration libérale du maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak (1937-2000), poursuivant la modernisation du pays commencée dans les années 1990. Comme le sociologue Iouri Levada, décédé en 2006, le notait avec finesse, Vladimir Poutine « est un miroir dans lequel chacun, communiste ou démocrate, voit ce qu'il veut voir et ce qu'il espère »3.
Le poids du traumatisme subi dans les années 1990
La violence des réformes des années 1990 et le délabrement des institutions étatiques ont constitué l'élément matriciel du succès de Vladimir Poutine. Toutefois, le contraste de personnalité, souvent mentionné, entre Boris Eltsine et son successeur, ne doit pas masquer une certaine continuité politique : le présidentialisme s'est affirmé en Russie dès la Constitution de 1993 et le gouvernement n'a jamais eu de rôle important à jouer dans l'élaboration des politiques de l'Etat4. Après les événements tragiques de l'automne 1993, qui ont vu l'écrasement dans le sang du Parlement par Eltsine5, la peur d'une trop grande polarisation du pays a conduit à la naissance, dans les cercles au pouvoir, d'un « centrisme patriotique » qui prône la disparition des oppositions idéologiques et la réconciliation autour du slogan patriotique. Les médias commencent à être mis au service du pouvoir dans le cadre de la campagne présidentielle de 1996, Eltsine jouant de la menace d'un « retour en arrière » pour éviter que les voix ne se reportent sur son concurrent communiste, Gennadii Ziouganov. Le thème unificateur de la patrie est en effet rapidement relancé par le Kremlin dès 1994-1995, a connu une première tentative d'officialisation en 1996 (Boris Eltsine avait alors proposé une nouvelle idéologie nationale pour la Russie), puis a commencé à s'imposer sur la scène politique dans les années 1997-1999 autour du général Alexandre Lebed (1950-2002), de l'ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères Evgueni Primakov et du maire de Moscou Iouri Loujkov.
Les élections législatives de 1999 ont révélé, pour la première fois, un large consensus des formations politiques autour de l'idée d'une voie spécifique de développement pour la Russie. Même les partis considérés comme libéraux ont tenu un discours centré non plus sur le besoin de réformes mais sur celui d'ordre. Tous ont analysé avec le même esprit critique la situation du pays au terme du second mandat de Boris Eltsine. Sur le plan intérieur, le pouvoir central, incarné par un président malade, était déliquescent ; l'autorité de l'Etat quasiment inexistante ; le respect des lois ouvertement bafoué ; le sentiment d'avoir bradé les richesses nationales aux oligarques extrêmement répandu. Les gouverneurs régionaux, qui estimaient ne plus avoir de compte à rendre au pouvoir central, avaient instauré de véritables fiefs féodaux qui mettaient en péril l'unité même de la Fédération. Certains républiques nationales menaçaient régulièrement l'autorité de Moscou et jouaient de thématiques sécessionnistes.
Sur le plan international, l'Etat russe exerçait une influence amoindrie sur la scène internationale, ses intérêts géopolitiques n'étaient pas clairement définis. Par ailleurs, la gestion par l'Occident des crises yougoslaves et le bombardement du Kosovo par l'otan ont été ressentis comme une humiliation pour la Russie. Même les libéraux ont argué d'une solidarité panslave ou panorthodoxe avec la Serbie. L'impossibilité du Kremlin à régler la question tchétchène a bien évidemment amplifié ce sentiment : l'Etat russe était incapable de financer une armée compétente6. Les accords de paix de Kassaviourt signés avec Grozny en 1996 ont été ressentis comme une humiliation, celle d'une grande Russie face à une petite Tchétchénie, dans une comparaison bien souvent explicite avec la défaite tsariste de 1905 face au Japon. La déstabilisation du Daghestan en août 1999, lorsque des seigneurs de guerre tchétchènes ont annoncé vouloir y établir un Etat islamique, suivie des attentats dans les immeubles d'habitation à Moscou et du lancement consécutif de la seconde guerre de Tchétchénie ont parachevé la consolidation de ce consensus idéologique au sein de la classe politique, marginalisant les extrêmes, libéraux comme communistes.
Ces traumatismes des années 1990 ont un impact durable sur la situation contemporaine. Ils contribuent, aujourd'hui encore, au discrédit des partis dits démocrates ou libéraux. L'opposition au président ne dispose pas, en effet, de réelle base populaire. Les anciens partis libéraux comme Iabloko ou l'Union des forces de droite sont largement dénigrés car ils n'ont pas fait leur mea culpa : pour l'opinion publique, ils incarnent la brutalité des changements des années eltsiniennes, l'impact social négatif des privatisations des années 1990 et l'accaparement des richesses nationales par les oligarques. Leurs références à l'Occident comme modèle sont mal comprises par la majorité de la population, qui est soucieuse avant tout de « redressement » et de stabilisation. La nouvelle opposition, incarnée par l'Autre Russie et Garri Kasparov7, ne dispose elle aussi que d'une faible légitimité, elle n'a pas de base sociale si ce n'est celle de milieux engagés (ong et défenseurs des droits de l'homme) qui sont peu représentatifs de l'opinion publique. Les opposants sont souvent soupçonnés de vouloir uniquement se faire remarquer des médias occidentaux, sans avoir de réelles propositions d'avenir pour le pays. C'est dans ce contexte traumatisant, que l'on a trop souvent oublié en Occident, que les succès de Vladimir Poutine prennent place.
La réconciliation par le patriotisme
Si les années 1990 étaient celles de la polarisation idéologique, la décennie 2000 est appréhendée comme celle de la recentralisation du politiquement possible autour du parti présidentiel. Le thème nationaliste, exprimé sous le label du « patriotisme », est devenu la langue politique majeure de la Russie, au sens où tous les partis la pratiquent. Aucun homme public, quelles que soient ses fonctions, ne peut plus acquérir de légitimité sans mentionner son attachement à la patrie et sans légitimer ses choix doctrinaux en fonction des intérêts suprêmes de la nation. Le slogan patriotique permet donc au pouvoir de décider de la légitimité et de l'illégitimité de l'offre politique dans le répertoire disponible. Cette recomposition est un signe de dépolitisation : l'enjeu structurant la vie politique n'est plus la concurrence entre différentes visions du monde mais le clivage entre des partis ralliés au Kremlin, qui expriment des compétitions internes aux bureaucraties au pouvoir, et les mouvements qui tentent de préserver leur autonomie face à l'appareil présidentiel. En l'absence de débats sur les directions politiques, économiques et sociales que la société russe souhaite prendre, le patriotisme devient alors la posture idéologique commune à l'ensemble des partis.
On ne peut, en effet, que noter combien des termes considérés dans les années 1990 comme propres aux mouvances les plus radicales du nationalisme russe font aujourd'hui pleinement partie de la vie publique russe et ne peuvent plus associés à un quelconque radicalisme : la grande puissance (derzhavnost' ou velikoderzhavnost'), l'étaticité (gosudarstvennost'), la préservation de la nation (sberezhenie natsii), l'empire (imperiia) ou la patrie (rodina ou otechestvo) sont devenus les labels idéologiques les plus banals. Ce patriotisme ne constitue pas une idéologie aussi rigide que ne l'était le marxisme-léninisme et il partiellement vide de contenu : ceux qui refusent de se présenter comme « patriotes » sont délégitimés sur la scène publique, mais une fois que chacun affiche son patriotisme, toutes les références doctrinales sont permises (monarchie comme république, nostalgie tsariste comme soviétique, orthodoxie ou laïcité, définition ethnique ou impériale de la russité, etc.). On note toutefois un durcissement idéologique en cours, par exemple dans le cadre scolaire, avec l'instauration de programmes d'éducation patriotique de la jeunesse, les débats sur l'introduction de cours de culture orthodoxe dans le système scolaire, la publication de nouveaux manuels d'histoire réhabilitant Staline, la constitution par le Kremlin de mouvements de jeunesse pro-présidentiels, etc. Ce discours sur la grandeur de la patrie est plutôt bien reçu dans l'ensemble de la société, y compris dans les régions non russes de Russie (par exemple dans les régions musulmanes et turcophones de la Volga-Oural), bien que celles-ci s'inquiètent d'une trop grande « russification » du patriotisme et continuent à insister sur un patriotisme « trans-ethnique » reconnaissant la diversité nationale, linguistique et religieuse du pays.
Si le culte de la Seconde Guerre mondiale est omniprésent dans cette rhétorique patriotique du pouvoir, celle-ci n'est pas uniquement tournée vers la nostalgie soviétique. Elle est également censée dessiner une Russie qui gagne : références à la modernité technologique, nécessité d'être performant et compétitif dans un monde qui bouge, utilisation du potentiel humain du pays, épanouissement de la personnalité, etc. L'objectif est en effet de créer une Russie qui soit l'un des principaux leaders mondiaux du 21e siècle, qui accepte le jeu de la mondialisation et sache en tirer profit. Le pouvoir espère ainsi remobiliser la société russe, appréhendée comme passive, atomisée, totalement indifférente à l'Etat, et lui proposer de s'engager en direction du pouvoir afin d'y trouver son compte, non pas idéologiquement mais pratiquement, par une amélioration directe de son niveau de vie. Un discours rhétorique sur la Grande Russie ne peut avoir d'ancrage social sans modifier pragmatiquement la vie quotidienne des citoyens, d'où l'insistance portée sur le patriotisme économique et la modernité de l'économie de marché.
Un Etat omniprésent, mais faible ?
Il convient toutefois de s'interroger sur la force réelle de l'Etat russe. Au vu de l'omniprésence du président et de ses proches dans la vie publique, de l'absence médiatique des autres partis, des accusations de fraudes et de bourrage des urnes dans certaines régions de Russie (par exemple 99 % des suffrages en faveur de Russie Unie en Tchétchénie), et des arrestations d'opposants, le score de Russie Unie aux élections législatives ne peut pas vraiment être considéré comme un succès. Le parti s'attendait à dépasser les 70 % et la mine peu réjouie de ses dirigeants le soir des élections a confirmé leur déception. Même si le Kremlin s'est immédiatement félicité de ce « référendum » favorable au président sortant, le plébiscite tant attendu n'a pas été au rendez-vous. Les mauvais scores du parti à Moscou et Saint-Pétersbourg (environ 50 % des suffrages) confirment qu'une partie des classes moyennes russes n'est pas convaincue de la capacité des élites poutiniennes à mener à bien le « redressement » de l'Etat.
Si le pouvoir politique et économique est très largement concentré dans les mains du Kremlin, il ne faut pas oublier que ce « Kremlin » est complexe. Comme le Parti communiste d'Union soviétique, l'Administration présidentielle n'est pas une entité monolithique et uniforme. De multiples clans, représentants des intérêts économiques et politiques diversifiés, y sont en conflit plus ou moins ouvert. Ces corporations opposent les libéraux qui n'ont pas de passé dans les structures de force aux siloviki, les réseaux de Gazprom à ceux de Rosneft, les « Pétersbourgeois » ayant été formé aux côtés de Poutine aux anciens hauts fonctionnaires installés à l'Administration présidentielle dès les années 1990. L'idée que Poutine mène seul le jeu politique du pays est donc illusoire : il est tout autant l'organisateur que l'otage de ces clans, qui défendent des intérêts qui dépassent largement la figure présidentielle. Le jeu d'équilibrisme que mène Poutine est donc particulièrement complexe et pourrait se retourner contre lui une fois celui-ci devenu Premier ministre.
Par ailleurs, les succès économiques de la Russie sont à relativiser : l'économie russe est une économie de rente (pétrole, gaz, métaux précieux), qui engendre une forte corruption, la hausse des inégalités sociales (si la pauvreté recule, elle reste endémique et les inégalités se creusent) et une inflation difficilement maîtrisable. Par ailleurs, le prix du baril de brut ne fait rien pour motiver l'Etat et les grandes entreprises à réorienter leurs priorités : la croissance de la productivité et la diversification économique sont trop faibles pour garantir un développement économique de long terme. Enfin, le pouvoir politique n'a pas, pour l'instant, réussi à relever le principal défi que constitue l'effondrement démographique du pays (l'espérance de vie masculine ne dépasse pas les 60 ans et la Russie perdra quelque 17 millions d'habitants d'ici à 2025), qui ralentira la croissance si une politique migratoire ouverte n'est pas rapidement mise en place. Le Kremlin semble conscient de ses faiblesses : en cas de crise économique, le contrat social passé avec la population, qui accepte l'autoritarisme du régime en échange d'une garantie de hausse de niveau de vie, sera très rapidement remis en cause.
Conclusion
Afin de mieux comprendre la pérennité du succès de Poutine et la capacité du Kremlin à manipuler la vie politique et associative du pays, il convient donc de reconnaître le rôle fondamental des humiliations subies par la Russie dans les années 1990. De nombreuses couches de la société soutiennent le pouvoir dans son affirmation qu'il faut être fier de son appartenance nationale et de son pays, comme dans les autres Etats du monde. Le refus de l'autodépréciation prôné par le pouvoir poutinien doit permettre la relance économique et le « redressement » de la société (faire son service militaire, faire des enfants, cesser de boire, participer à des œuvres caritatives pour compenser la faiblesse de l'Etat, etc.), donc sous-entend une évolution des pratiques. L'enjeu du renouveau patriotique s'apparente donc à un sentiment de « revanche », mais également à une volonté de « normalité » des citoyens russes, qui veulent vivre dans un Etat qui fonctionne politiquement et économiquement et dans lequel ils peuvent imaginer faire leur vie. Cette situation conduit pour l'instant à un rétrécissement de la vie politique et à un durcissement des relations de Moscou avec les pays occidentaux.
Toutefois, certains acquis des années 1990 ne sont pas remis en cause : liberté de circuler, propriété privée, droit à l'entreprenariat, engagement résolu des grandes entreprises russes dans l'économie de marché et la mondialisation, etc. Dans ce cadre, la désignation de Dmitri Medvedev à la succession de Poutine semble encourageante : juriste de formation, sans lien avec les services de sécurité, il incarne une nouvelle génération (il est né en 1965) de technocrates sans passé soviétique, ouverte sur l'Ouest, convaincue par l'économie de marché et partisane des théories libérales. Le choix d'un jeune manager de l'Etat plutôt que d'une figure plus autoritaire et proche des siloviki comme Sergei Ivanov laisse espérer la mise en place d'une politique plus pragmatique qu'idéologique. On peut donc supposer que l'autoritarisme et le patriotisme actuel, qui sont compris aujourd'hui comme des éléments incontournables de la modernisation du pays et de son « redressement », finiront par entrer en contradiction avec les besoins de la société russe, de ses nouvelles classes moyennes, et qu'une nouvelle génération d'élites moins isolationnistes trouvera sa place au Kremlin.
Note de Fin
1 Le terme d'oligarque est employé pour définir les tycoons russes qui se sont rapidement enrichi lors des privatisations des grandes entreprises soviétiques des années 1990 et qui ont manifesté un désir de s'engager en politique, ou tout au moins d'influencer la vie publique russe par la maîtrise des médias. Si certains étaient proches de Eltsine, d'autres ont constitué un important contre-pouvoir, finançant l'opposition, et ont tous été remis au pas par Poutine dès son premier mandat (2000-2004).
2 Mikhaïl Khodorkovski était l'un des principaux oligarques russes, PDG de la firme pétrolière Youkos et première fortune russe. Il a été arrêté en 2003 et condamné en 2005 à 9 ans de prison pour évasion fiscale. Quelques mois avant son arrestation, il avait déclaré vouloir se consacrer dorénavant à son ong « Russie ouverte » et voulait se présenter à l'élection présidentielle face à Poutine.
3 Kommersant, 17 mars 2000, p. 2.
4 Boris Eltsine est élu au suffrage universel direct pour la première fois en tant que président de la République fédérale de Russie en avril 1991. Dès la disparition de l'Union soviétique en décembre de la même année, il s'oppose au Parlement, alors dominé par les communistes, et qui freinent la mise en place des réformes libérales. Aussi bien les proches de Eltsine que les pays occidentaux pensent alors que seul un régime présidentialiste assumé permettra de contrer le retour des communistes. Le contraste de personnalité, souvent mentionné, entre Boris Eltsine et Vladimir Poutine, ne doit donc pas masquer une certaine continuité politique : le présidentialisme s'est affirmé en Russie dès la Constitution de 1993 et le gouvernement n'a jamais eu de rôle important à jouer dans l'élaboration des politiques de l'Etat.
5 En 1993, après un référendum gagné par Boris Eltsine (58 % des votants pour 53 % des participants) favorable à la poursuite des réformes économiques, le président présente un projet de nouvelle constitution qui accentue ses pouvoirs mais est refusé par le Parlement, dominé par une majorité conservatrice. Eltsine décide alors, le 21 septembre, de dissoudre le Parlement, qui, en réponse, vote la destitution du président. L'état d'urgence est proclamé le 24 septembre et les troupes militaires, fidèles au président, donne l'assaut du Parlement le 4 octobre, faisant officiellement plus de 150 morts. Cet événement sanglant joue un rôle important dans la mémoire de la Russie postsoviétique, de nombreux citoyens russes considérant que le pays a alors failli connaître la guerre civile.
6 Dès la disparition de l'Union soviétique, la république de Tchétchénie, incluse au sein de la Fédération de Russie, demande son indépendance. Jusqu'en 1994, elle vit de manière quasi autonome de Moscou mais son économie se criminalise tandis que les attentats et les enlèvements se multiplient. En 1994, l'armée russe décide d'attaquer la Tchétchénie. C'est la plus grande opération militaire organisée par Moscou depuis son intervention en Afghanistan en 1979. La guerre est un échec militaire et humanitaire pour la Russie. En 1996 est signé un accord de paix qui permet à la Tchétchénie, rebaptisée « République Islamique d'Itchkérie » d'obtenir une autonomie gouvernementale de facto en échange d'une promesse du report des pourparlers sur l'indépendance. Mais le président élu Aslan Maskhadov n'arrive pas à freiner la criminalisation des chefs de guerre et l'internationalisation du mouvement islamiste. En 1999, après de multiples incursions islamistes au Daghestan et les attentats dans des immeubles d'habitation à Moscou, imputés aux Tchétchènes, la Russie de Vladimir Poutine relance une deuxième guerre en Tchétchénie. Aujourd'hui, Moscou affirme que la république est « pacifiée » et le pouvoir a été partiellement redonné aux forces politiques soumises à la Russie dirigée par Ramzan Kadyrov, bien que des groupes de combattants séparatistes armés continuent toujours à mener des actes de résistance sporadiques.
7 Dans les années 1980, Garri Kasparov était connu comme le plus grand champion d'échec au monde. Il s'engage en politique en 2006 en prenant la tête d'un front « anti-Poutine » et crée l'Autre Russie. Son objectif est d'organiser des protestations ponctuelles sur le modèle des ong ayant participé aux révolutions de couleur des années 2003-2005 afin d'affirmer l'existence d'une « société civile » russe organisée et potentiellement capable de devenir une opposition politique structurée. Il a été désigné candidat de l'Autre Russie pour l'élection présidentielle de mars 2008 mais s'est retiré de la campagne en dénonçant l'ostracisme dont il est victime et l'impossibilité d'accéder aux médias.